SOCIÉTÉ - Il y a près de 60 ans l'abbé Pierre lançait un vibrant appel en faveur des sans-abri. Un cri d'alarme qui reste d'actualité comme le montre le 19e rapport publié vendredi 31 janvier par la fondation qui porte son nom.
Dans ce document, l'organisation recense 3,5 millions de personnes non ou très mal logées et estime que plus de 10 millions de Français subissent de plein fouet la crise qui touche actuellement le secteur du logement.
Une situation incomparable avec celle de l'hiver 1964 — où plus de 50% de la population vivait dans l'inconfort contre moins de 10% aujourd'hui — qui traduit cependant le fait que le sujet n'est toujours pas une priorité.
Un dossier délaissé
Sur les 3,5 millions de personnes considérées comme étant directement victimes de mal logement, la Fondation Abbé Pierre dénombre dans son dernier rapport annuel 694.000 personnes privées de domicile personnel.
Parmi elles, 280.000 personnes de plus de 25 ans qui ont été contraints de revenir habiter chez leurs parents (ou grands-parents), 38.000 personnes qui se retrouvent à vivre dans des chambres d’hôtel mais aussi les formes d'habitat extrêmement précaires comme les baraques de chantier ou encore les logements en cours de construction.
Mais ces "chiffres sont bien loin de la réalité", assure au HuffPost le délégué général de la fondation, Patrick Doutreligne, qui regrette le manque d'analyses précises et régulières sur le sujet. "Les chiffres pour l'emploi tombent tous les mois mais nous, nous devons attendre des années pour avoir des études spécialisées".
Explosion du nombre de SDF
Le rapport publié par la fondation vendredi est effectivement contraint de se baser principalement sur des chiffres récoltés en 2006, voire 2002. Et preuve, s'il en fallait une, que des données aussi anciennes ne correspondent pas à la réalité de la situation: l'impressionnante mise à jour du nombre de SDF.
Les personnes considérées comme ne possédant pas de domicile fixe sont maintenant plus de 140.000, selon une enquête de l'Insee de 2012. Soit une progression de 44% par rapport aux derniers chiffres disponibles qui dataient de 2001.
"L'Insee est un organisme remarquable mais il y a un manque évident de crédits pour ces sujets que l'on traite", explique Patrick Doutreligne et estime qu'il faudra attendre l'année prochaine pour un renouvellement complet des données et brosser alors un portrait réaliste de la situation.
Entre 8 et 10 millions de situations fragiles
"Sans qu’elles ne relèvent d’une forme aiguë de mal-logement, de nombreuses situations retiennent par ailleurs notre attention", note le rapport qui veut éviter que les cas extrêmes n'occultent le quotidien difficile de millions de personnes.
La Fondation Abbé Pierre met notamment en avant le cas des 3,2 millions de personnes qui sont confrontées au surpeuplement, "c’est-à-dire qui vivent dans des logements où il manque une pièce par rapport à la norme" prise en compte par l'Insee.
Une catégorie à laquelle vient s'ajouter celle des locataires dans l'impossibilité de payer leur loyer. Avant la crise de 2008, on recensait 1,25 million de personnes dans ce cas. "Un chiffre dont on peut craindre aujourd’hui qu’il ne soit plus inquiétant encore", redoute la fondation.
Au total, les données permettent d'estimer que 8 millions de personnes sont en situation de mal-logement ou de fragilité, au sens large. Un grand minimum, d'après la Fondation Abbé Pierre qui annonce "sans doute plus de 10 millions de personnes qui subissent en réalité les conséquences de la crise du logement".
Spirale infernale
Pour la Fondation Abbé Pierre, la situation actuelle est entretenue et exacerbée par la montée du chômage: "l'emploi et le logement paraissent emportés dans une même spirale récessive qui conduit à l'aggravation de la situation des plus fragiles".
L'organisation regrette par ailleurs un décalage grandissant entre ces deux domaines. Un décalage qui annonce un avenir peu radieux: "du côté de l'emploi, flexibilité, précarité et mobilité deviennent la norme" quand, pour le logement, on assiste à une tension de "l'offre [...] et une progression des coûts".
Même si la crise semble s'atténuer et que la reprise est souvent annoncée comme imminente, "les 2 millions de chômeurs supplémentaires qu'elle a créés n'ont pu avoir que des conséquences négatives qui se traduisent aujourd'hui sur les plus fragiles ", remarque Patrick Doutreligne.
Autre changement de taille depuis 2008, le classement des postes de dépenses. Alors que le logement se classait avant à la 3e place, il est maintenant sur la première marche du podium, devant l'alimentation.
Les incohérences du gouvernement
Si la Fondation Abbé Pierre tient à "saluer l'adoption de mesures structurelles au cours de la 2e année de mandat du gouvernement" pour parer à la situation, elle dénonce toute de même de multiples incohérences dans la politique menée.
"On ne les soutient pas à 100%, ils auraient pu faire mieux", affirme Patrick Doutreligne notamment par rapport à la construction de logements sociaux . "Quand le rapport a été remis au président, il nous a assuré avoir respecté nos objectifs mais les prévisions qui sont faites montrent que ces objectifs ne seront pas atteints".
Dans son rapport, l'organisation dénonce par ailleurs avoir été "extrêmement surprise voire choquée" de certaines décisions comme la désindexation des allocations logement sur l'indice de référence des loyers ou le traitement réservé aux habitants de bidonvilles.
"Le volet répressif prime toujours sur le volet préventif [...]. Les évacuations sans solution se poursuivent", assure la fondation. Pour son délégué général, la réapparition même de ces bidonvilles, que l'on ne voyait plus depuis les années 80/90, symbolise clairement la dégradation récente des conditions de vie.
Il y a 60 ans, l'appel de l'abbé Pierre
"Mes amis, au secours! Une femme vient de mourir gelée cette nuit à 03H00 sur le trottoir du boulevard Sébastopol": le 1er février 1954, l'abbé Pierre lançait sur Radio-Luxembourg, un appel à venir en aide aux sans-abris qui avait provoqué un électrochoc dans la France d'après-guerre.
En cet hiver 1954, des millions de logements faisaient défaut quand le pays devait faire face aux destructions de la guerre et à un fort exode rural. Sous la pression de l'opinion publique, le Parlement avait alors adopté des crédits pour réaliser immédiatement 12.000 logements et le gouvernement s'était fixé un objectif de 240.000 nouvelles constructions chaque année.
La trêve hivernale des expulsions locatives, instaurée par une loi du 3 décembre 1956, était plus tard ressortie de cet appel. Elle empêche aujourd'hui encore d'expulser, du 1er novembre au 15 mars, les locataires poursuivis pour loyers impayés. Le projet de loi Duflot pour l'accès au logement et à un urbanisme rénové (Alur) prévoit maintenant de l'étendre au 31 mars.
Un nouvel appel Emmaüs
Malgré cela, le président d'Emmaüs France Franz Valli a assuré au HuffPost que "jamais un gouvernement n'a fait du mal logement sa priorité". "Des milliers de dossiers s'entassent mais n'avancent pas et en parallèle on dépense des millions pour loger des gens dans des hôtels insalubres sans suivi social", assure-t-il.
Ce dernier estime d'ailleurs que la situation s'est aggravée. "Les exclus sont toujours plus exclus. Aujourd'hui, il y a un climat délétère: on parle des plus démunis comme d'une menace pour la classe moyenne, des chômeurs comme de feignants ou des Roms comme de dangers. Il faut de nouveau un cri pour dire 'stop'".
Pour ce faire, le mouvement Emmaüs — créé en 1949 à Neuilly Plaisance — va lancer le 1er février un nouvel appel dans plusieurs villes de France. "On sait bien qu'on ne pourra pas soulever les gens comme en 54, mais le pire serait de ne rien faire", assure Franz Valli.