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dimanche 31 août 2014

Pourquoi Montaigne nous obsède-t-il autant ?

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Pourquoi Montaigne nous obsède-t-il autant ?




Aux quatre coins du monde, les ouvrages qui lui sont consacrés sont des best-sellers. Portrait d'un contemporain.



Montaigne, notre contemporain (Sipa)

Montaigne, notre contemporain (Sipa)

Il est le roi du subterfuge, un nomade de l'intelligence, un feu follet, toujours en mouvement, pour que jamais sa pensée ne se fige dans la pierre. Il fuit les dogmes comme la peste. Il s'est construit une citadelle intérieure, selon la formule de Marc Aurèle, pour échapper à la violence des guerres de Religion. Ne pas prendre parti. Se placer dans l'entre-deux, en contrechamp de ce XVIe siècle sanguinaire, marqué par le massacre de la Saint-Barthélemy. Qui est donc ce gentil homme gascon, ami d'Henri IV, auteur d'un seul livre, les «Essais», qui s'arrache aujourd'hui aux quatre coins de la planète?
Montaigne, superstar des librairies depuis quelques années, n'en finit pas d'intriguer par ses facettes multiples. Il échappe à tous les catéchismes, à toutes les chapelles. Il agace, perturbe, provoque des polémiques universitaires de Chicago à Pékin. Il hante William Shakespeare, Stefan Zweig, Claude Lévi-Strauss et tant d'autres. Tel un randonneur, Michel de Montaigne arpente les chemins de la pensée. Il papillonne, butine ici et là, cite Plutarque, son idole, Aristote, qu'il n'aime guère, ou Sénèque, qui l'intrigue. Qui est-il? Un hédoniste roublard? Un sceptique joyeux? Un stoïcien élégant? Un politicien raté? Un intermittent de l'érudition?
Né Eyquem, ce seigneur provincial de la Renaissance reste une énigme plus de quatre cents ans après sa mort. L'été dernier, un petit opuscule qui lui était consacré (1), signé par le professeur au Collège de France Antoine Compagnon, a provoqué la stupeur dans le monde de l'édition française. Tiré confidentiellement à 3500 exemplaires au départ, il a atteint les 200.000 en quelques mois. Son éditeur, Olivier Frébourg, des Éditions desÉquateurs, en est encore stupéfait:
Il a été numéro un des ventes pendant des mois,précise-t-il, et, fait extraordinaire, il réapparaît sur les listes aujourd'hui. C'est rarissime. Est-ce seulement Montaigne ou le besoin des gens de retrouver les classiques, les valeurs sûres? En tout cas, il y a une tendance au bronzer intelligent, c'est certain.
Pourquoi les Français se sont-ils précipités en masse sur un ouvrage destiné aux initiés ? Y auraient-ils vu un manuel de savoir-vivre, le vade-mecum d'un maître à penser, expression que Montaigne détestait par-dessus tout ? Ou ont-ils cherché à faire connaissance avec le précurseur de la liberté de conscience, opposé aux fanatismes ?
Je ne crois pas à cette lecture, souligne Antoine Compagnon. Les lecteurs que j'ai pu croiser sont intéressés par le Montaigne sceptique, qui a une foi toute relative dans le progrès. Mais, plus que tout, c'est l'hédoniste, l'homme qui veut être heureux dans le tumulte, qui les intéresse.
Peut-on se fier à son texte pour «mieux vivre»? Il l'a tant modifié, transformé, réécrit, annoté, que ses exégètes en perdent parfois leur latin. Ils se retrouvent sur un point: la totale modernité de ce mémorialiste du patchwork. Montaigne est le premier homme à avoir dévoilé sa vie personnelle, son intimité, avec une si totale liberté, tout en tentant de raconter son époque. Il est «pré-barthésien», surfant entre la sociologie et la confession intime. Il a provoqué le surgissement du Moi tout en traversant huit guerres de Religion, sans jamais s'engager vraiment. Il fut l'inventeur de l'individu sans attaches au siècle des Guise et des Valois, un exploit inouï.
«Il est le premier blogueur de l'histoire», ironise le sociologue franco-américain Philippe Desan, de l'université de Chicago, auteur d'une remarquable biographie politique de Montaigne (2).
Pendant des années, les philologues se sont éreintés sur son texte, sur ses ellipses, sur ses vérités, sur ses non-dits. Mais personne ne s'était penché sur cette évidence, celle de la méthodologie du littérateur. Il s'autophotographie, il se montre, il fait du "selfie" avant l'heure.
C'est aussi la thèse que défend l'écrivain britannique Sarah Bakewell dans une biographie iconoclaste, «Comment vivre? Une vie de Montaigne», écrite en forme de guide spirituel pour Occidental au bout du rouleau (3). La romancière anglaise est à l'origine de l'extension du succès de Montaigne au monde entier et de son changement de statut. Son livre a fait là encore exploser tous les compteurs de l'édition, d'abord aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Il est désormais traduit dans dix-sept langues, en Chine, en Corée du Sud, au Japon, en Turquie...

"Montaigne est un flasheur"

Philippe Desan raconte: 
Quand elle est venue me voir, il y a quatre ans, elle prétendait écrire une biographie de Montaigne sur le modèle de celle de Stefan Zweig (4). Elle avoua qu'elle était une néophyte. Les gardiens du temple étaient effarés qu'elle ose toucher à la statue. En fait, son livre a été un vrai tsunami. La revue que je dirige aux États-Unis depuis vingt-cinq ans, "Montaigne Studies", a vu ses ventes décoller d'une manière incroyable. Tous les "montaignistes" peuvent la remercier. Elle a révélé à des mandarins comme nous que Montaigne est un flasheur, un type bien habillé qui, tout à coup, ouvre sa veste et se montre à poil. 
Que montre-t-il? La misérable condition humaine, l'homme qui tremble devant la mort, qui hait la guerre, qui cherche à ne pas tomber dans les pièges de la vanité, de la cupidité et de l'ambition. Philippe Desan tempère:
Sur ces trois points, Montaigne n'est pas aussi limpide que les "Essais" semblent le direIl a même été un membre assidu de la cour d'Henri III. Il fut introduit chez les Valois par le marquis de Trans, un riche seigneur gascon, à qui il servait d'indicateur. Il fut ambassadeur plénipotentiaire et accomplit plusieurs missions pour le souverain catholique, dont une en Espagne, auprès de Charles Quint. Au départ, il écrit ses "Essais" pour se mettre dans les bonnes grâces du roi. 
Montaigne, reclus dans la tour d'ivoire de son domaine de Guyenne, ermite entouré de livres, pratiquant la méditation? Pas si simple, on le voit.
Avant de jouer au sage épicurien, l'homme a traversé de nombreuses épreuves. D'abord celle d'exister à l'ombre d'un père à la personnalité écrasante. Pierre Eyquem, militaire au service du roi, qui fut anobli par François Ier, après la campagne d'Italie. Au cours de cette période, celui-ci découvre la Renaissance et rêve de faire de son rejeton un grand seigneur ouvert aux idées nouvelles. Il fait venir au domaine un précepteur allemand qui ne parle à l'enfant qu'en latin. Il installe dans la tour une bibliothèque de plusieurs centaines de volumes. Maire de Bordeaux, Pierre Eyquem aspire aux plus hautes destinées politiques pour Michel. Il lui achète une charge de magistrat à la Cour des Aides de Périgueux, équivalent de l'actuelle chambre régionale des comptes, puis le fait nommer à Bordeaux.
L'auteur des «Essais» n'est pas encore l'humaniste qu'il deviendra sur ses vieux jours. Michel de Montaigne est alors catalogué ultra-catholique. Il se lie d'amitié avec La Boétie. Les deux hommes, au début de l'an 1560, ne s'opposent pas à la répression contre les huguenots. Le jeune Montaigne est ambitieux, clairement anti-protestant. La mort de son père, en 1568, bouleverse son programme. Il n'est plus tenu de suivre la route voulue par son géniteur.
Le massacre de la Saint-Barthélemy va définitivement le convaincre de bifurquer et de prendre sa vie en main. Sans doute a-t-il commencé à écrire à ce moment-là, pour fuir la barbarie, comme il fuira, plus tard, l'épidémie de peste qui dévasta Bordeaux. Il «sauve sa vie» en écrivant, selon la formule du philosophe Pierre Manent, pour qui l'homme fut celui qui porta l'individu au-dessus des lois de son temps.
Pierre Manent vient lui aussi de faire paraître cette année un grand livre surMontaigne (5), fruit d'un séminaire à l'École des Hautes Études en Sciences sociales suivi avec passion des années durant par beaucoup d'auditeurs. Sa thèse suscite aujourd'hui des débats enfiévrés dans les cercles universitaires. Denis Crouzet (6), le grand historien du XVIe siècle, professeur à la Sorbonne, reconnaît:
En se lançant dans la rédaction de son chef d'œuvre, Montaigne cherche une réponse à l'horreur des guerres de Religion. En commettant d'abominables massacres, les chrétiens se révèlent pires que les cannibales du Brésil qu'il rencontre à Bordeaux et qu'il présente comme plus humains que ses contemporains européens. Puisque toutes les institutions politiques ont failli, il faut inventer un nouvel homme, un individu neuf. 
Un humain tolérant qui ne juge pas, un individu dépouillé des carcans idéologiques de son époque.

Scepticisme

«Il invente une nouvelle morale, souligne Olivier Guerrier, professeur de littérature française de la Renaissance à l'université de Toulouse, président de la Siam (Société internationale des Amis de Montaigne). Il le fait dans un esprit d'ouverture qui prétend qu'aucune civilisation n'est supérieure à une autre. C'est pour cette raison qu'il a passionné Michel Foucault ou Claude Lévi-Strauss. La nouveauté, aujourd'hui, c'est le changement de statut de Montaigne. Il est passé de la catégorie des écrivains à celle des philosophes.»
La Siam, fondée par Anatole France en 1912, connaît d'ailleurs une effervescence sans précédent. L'association multiplie les colloques et passionne ses auditoires, pas seulement des érudits. On y vient pour le message «subliminal» du nouveau gourou des hommes qui doutent. Olivier Guerrier poursuit:
Ce qui affleure de manière éclatante chez lui, en cette période inquiète, c'est le scepticismeLà, on sort du champ de la littérature. Depuis deux ans,Montaigne est devenu un sujet pour l'agrégation de philosophie. C'est une bonne chose, mais attention de ne pas le statufier, ce serait une grave erreur.
Derrière le moraliste souple dont les leçons séduisent, il y a plusieursMontaigne. Celui qui fait le voyage en Italie pour tenter de devenir ambassadeur de France auprès du pape Grégoire XIII, l'homme qui approuva la Saint-Barthélemy, et qui présente, dans son journal de bord, son périple comme une flânerie sans but, une balade ethnographique au gré du vent. Celui qui éprouve pour sa femme, Mme de La Chassaigne, un mépris glacial. Il lui reproche notamment de lui avoir «donné» six filles, dont cinq n'ont pas survécu. Aucun mâle à l'horizon. L'absence d'un fils le désespère. Il écrit: «Je cherche un corps solide que je pourrais inséminer.»Dans les «Essais», cette épouse à la fertilité vacillante est totalement absente. Philippe Desan explique: 
En faitles "Essais" sont devenus son propre enfant, le fils qu'il n'a pas eu. D'ailleurs, la jeune femme qui a illuminé la fin de sa vie, Marie de Gournay, fan absolue de son oeuvre, sans nul doute amoureuse du vieux Montaigne, à qui il confie le soin de gérer la pérennité du livre après sa mort, a cette formule quand elle présente l'ouvrage aux éditeurs: "Je vous offre cet orphelin qui m'a été commis." 

Montaigne, le comploteur

Marie de Gournay, qu'il appelle sa «fille d'alliance», éprouve une passion démesurée pour son idole. Lors d'un séjour de Montaigne chez elle, dans son domaine picard, elle s'empare d'un poinçon, se taillade les veines, puis celles de l'écrivain et échange son sang avec lui. Il lui offre alors un diamant familial, qu'elle sera contrainte de restituer à la famille de Guyenne. Il y a aussi le Montaigne comploteur, celui que certains soupçonnent d'être l'auteur véritable du pamphlet de La Boétie, «Discours de la servitude volontaire», réquisitoire implacable contre toutes les tyrannies, un véritable brûlot anarchiste que le poète aurait écrit à 18 ans.
Ces limiers philologues supputent un subterfuge. La Boétie est décédé en 1563. Or, font-ils remarquer, Montaigne fait publier le livre en 1576, treize ans plus tard, prétendant que son ami lui a confié l'ouvrage sur son lit de mort. Pourquoi avoir tant attendu? Autre indice troublant pour ces historiens: ils retrouvent dans le texte la patte et le style de Montaigne, l'art de citer les auteurs antiques pour éviter de traiter l'actualité immédiate, enfin, une érudition peu compatible avec l'âge de La Boétie. Parmi les défenseurs de cette thèse, un universitaire américain, Daniel Martin, prétend que Montaigne a utilisé un mort pour faire passer ses idées séditieuses (7).
La Boétie, cheval de Troie de Montaigne, le politicien masqué? La plupart des spécialistes de l'auteur des «Essais» ne prennent cependant pas cette thèse au sérieux. Que Montaigne ait écrit lui-même ce texte ou non n'a, au fond, que peu d'importance. Seule certitude historique: il l'a offert en main propre à Catherine de Médicis, dans des temps où ce genre de libelle pouvait conduire tout droit à la potence.
Toujours Montaigne a cherché à se nourrir de son époque et du gouvernement concret des choses. Ainsi a-t-il géré lui-même sa propriété de Guyenne et son personnel, environ une centaine de paysans et vignerons. Il a surtout joué un rôle éminent dans la conversion au catholicisme d'Henri de Navarre, devenu Henri IV, pour imposer la paix à un pays ravagé par la haine et la violence. Il entra dans les bonnes grâces du premier des Bourbons par l'intermédiaire d'une amie, la «belle Corisande», une jolie veuve dont on ne sait si elle fut sa maîtresse mais qui fut, à coup sûr, celle du Vert-Galant béarnais.
Il ne faut pas se laisser embobiner par ce roi de l'esquive, ce chantre du repli sur soi, courtisan aux matines, rebelle à l'heure des vêpres, car Montaignen'a jamais abandonné la politique. Il l'a contournée. Il a inventé le concept de la séparation du privé et du public, donc caressé du doigt le principe de la laïcité, sans jamais se couper de ses racines chrétiennes, ni même de ses accointances avec la hiérarchie catholique. L'homme qui inventa la formule«Philosopher, c'est apprendre à mourir.» n'a pas davantage été pressé de passer l'arme à gauche.
Atteint de la maladie de la pierre, nom donné aux calculs rénaux à son époque, il courut les villes thermales pour échapper à la douleur. Montaignesurnommait son mal «la maladie de Pierre», en souvenir de son père, dont il portait l'ombre comme un fardeau. Il fut un agent double de la vie, subtil et roublard, humain, forcément humain. Pionnier, monseigneur Michel deMontaigne? Sur Aristote, il écrit: «J'ai beau m'être rongé les ongles à la lecture d'Aristote, il ne me reste qu'un pet.» Moderne, non?
Serge Raffy
(1) «Un été avec Montaigne», par Antoine Compagnon, Editions des Equateurs-France Inter.
(2) «Montaigne, une biographie politique», par Philippe Desan, Odile Jacob.
(3) «Comment vivre? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse», par Sarah Bakewell, Albin Michel.
(4) «Montaigne», par Stefan Zweig, PUF.
(5) «Montaigne, la vie sans loi», par Pierre Manent, Flammarion.
(6) «Dieu en ses royaumes. Une histoire des guerres de Religion», par Denis Crouzet, Champ Vallon.
(7) «Montaigne et son cheval», par Daniel Martin, Nizet.
Source : "Le Nouvel Observateur" du 14 août 2014.

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