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dimanche 29 avril 2018

Les jeunes ne cherchent qu'à fuir la Tunisie


29 avril 2018

Les jeunes ne cherchent qu'à fuir la Tunisie

L'émigration clandestine vers l'Italie, porte d'entrée de l'Europe, a explosé en  2017. En cause : la détresse sociale

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Hedi Labet rêvait du grand large, de l'Italie, de la France, de l'Europe. Partir loin de cette steppe caillouteuse de la Tunisie intérieure, son pays à lui, qui, dit-il, " tue l'ambition ". S'évader de son bourg de Redeyef, tout près de la frontière algérienne, où l'industrie vieillissante du phosphate ne suffit plus à nourrir son monde, attisant la détresse sociale dans toute la région minière de Gafsa. " Rien ne m'encourage à rester ici ", avoue le jeune homme qui, comme tant d'autres, a songé à partir – avant d'abandonner.
Il est gringalet, Hedi, si frêle dans son jean, si gauche en apparence avec ses grosses lunettes sur le nez, mais la traversée de la Méditerranée ne l'effrayait pas. Pourquoi pas lui ? Tant de ses amis, ces jeunes désœuvrés de Redeyef, ont déjà tenté l'aventure et l'ont parfois réussie. Le phénomène est troublant : l'émigration clandestine des jeunes vers l'Italie, porte d'entrée de l'Europe, a littéralement explosé en  2017.
Le nombre de Tunisiens arrivés illégalement sur la péninsule a atteint, selon le ministère italien de l'intérieur, 6 150  personnes, soit 7,5  fois plus qu'en  2016. Pour l'essentiel, ces migrants sont arrivés de Tunisie même, d'où ont embarqué 5 900  illégaux ayant accosté en Italie. Parmi eux s'est glissée une petite minorité (moins de 10  %) d'Africains subsahariens. Si l'on y ajoute les 3 178  migrants interceptés en mer par les gardes-côtes tunisiens, cela fait 9 078  tentatives – réussies ou échouées – de départ de Tunisie sur l'ensemble de l'année.
Partir, fuir. En arabe, on dit " haraga " : brûler. Prendre le bateau, c'est " brûler " les frontières, " brûler " aussi ses papiers en mer pour brouiller les pistes. " Ici, je ne connais personne qui n'y pense pas ", lâche Hedi. Lui s'était même fort bien préparé à l'odyssée.
" Les larmes de ma mère "Electricien de formation, il avait travaillé sur les chantiers de quoi gagner le pécule nécessaire : 2 800  dinars (environ 930  euros). Son frère s'était rendu en " mission exploratoire " à Kerkennah, l'île au large de la cité portuaire de Sfax d'où part l'essentiel des bateaux de migrants vers Lampedusa, le sas d'entrée en Italie. Bref, tout était bouclé. Jusqu'à ce matin du grand départ quand la mère de Hedi a éclaté en sanglots, l'a supplié de rester. " J'ai changé d'avis au dernier moment devant les larmes de ma mère ", raconte-t-il.
Hedi a donc vu ses amis partir sans lui. Fin 2017, un grand silence s'est abattu sur Redeyef, comme après un feu qui aurait tout " brûlé ". Quelque 700  jeunes du bourg, qui compte 25 000  habitants, ont disparu, aspirés dans le grand exode haraga. Ils ont fourni un des plus gros contingents d'arrivées illégales en Italie en provenance de Tunisie en  2017.
Le courant est sans précédent depuis la vague de départs (autour de 30 000) du printemps 2011. L'exode d'alors, exceptionnel, avait été permis par le vide sécuritaire qui avait suivi la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali.
La courbe avait ensuite chuté, mais voilà qu'elle s'envole à nouveau. Depuis le début de 2018, les Tunisiens sont même la deuxième nationalité, après les Erythréens, à débarquer en Italie, alors qu'ils se situaient au huitième rang en  2017. Une telle poussée migratoire en dit long sur la désespérance sociale qui frappe la jeunesse de la Tunisie intérieure, celle-là même qui avait déclenché la révolution de 2011 à l'origine d'une transition démocratique unique dans la région.
Mais, derrière la vitrine politique, les attentes socio-économiques ont été sévèrement déçues. Dans la région de Gafsa, où Redeyef est l'un des centres d'extraction du phosphate, le taux de chômage se hisse à 28  %, soit 13  points de plus que la moyenne nationale. " Il n'y a pas de travail ici ", souffle Hedi.
En ce jour de mi-avril, dans la pénombre de l'ex-économat du village minier réhabilité à l'initiative de Siwa, une association d'échanges culturels, Hedi nous présente son ami Hamza Taleb, un gaillard vêtu d'un bleu de travail taché de chaux. Le jeune peintre en bâtiment a accepté de s'extraire quelques instants de son chantier voisin. Hamza est un expulsé d'Italie. Il a fait partie de la grande vague haraga de l'automne dernier. Son but était très clair : rejoindre Nantes, en France, où vivent son grand frère et son oncle – ainsi qu'une importante communauté originaire de Redeyef.
Pots-de-vin à des fonctionnairesAu large de Sfax, le chalutier sur lequel il avait embarqué avec une soixantaine de candidats à la traversée n'a pas eu de difficultés à s'éloigner du littoral. " Un bâtiment de la garde nationale nous a aperçus, se souvient Hamza, mais il n'a pas cherché à nous bloquer. " En  2017, les gardes-côtes tunisiens ont beau avoir " intercepté " sur la route vers l'Italie trois fois plus de migrants que l'année précédente (3 178 contre 1 063), la ceinture de surveillance de la frontière maritime est loin d'être étanche.
La corruption joue certes son rôle. De nombreux candidats au départ racontent avoir glissé des billets à des fonctionnaires. Mais, au-delà des pots-de-vin, la volonté de l'Etat de faire barrage est-elle aussi nette que les discours officiels le prétendent ? La rumeur court, insistante chez les observateurs de ce rebond migratoire : certaines autorités fermeraient les yeux, car la vague de départs permet objectivement de désamorcer la bombe sociale que représente la jeunesse au chômage.
Quoi qu'il en soit, le gouvernement italien ne semble pas en faire une source de crispation diplomatique, en tout cas publiquement. " Nous sommes satisfaits de la coopération avec la Tunisie ", se félicite l'ambassadeur italien à Tunis, Lorenzo Fanara. Pour preuve, il cite la pleine collaboration de Tunis aux rapatriements forcés des illégaux. Du 1er  janvier au 23  avril, l'Italie a expulsé 800 d'entre eux, soit la moitié des arrivées clandestines (1 600) durant la même période. En moyenne, 50  Tunisiens sont rapatriés d'Italie chaque semaine par charter.
C'est le sort qu'a connu Hamza Taleb après quelques semaines d'errance à la frontière italo-française. Cherchant à forcer le passage vers Nantes, il s'est heurté à une muraille." J'ai tout essayé, se remémore-t-il. La mer, la voiture, le train, la montagne. A cinq reprises, la police française m'a refoulé en Italie. " Jusqu'au jour où la police italienne, qui l'avait laissé plus ou moins tranquille, a fini par s'occuper de lui. Son rêve de Nantes s'est effondré ? Qu'importe. Il le proclame sans bravade, telle une évidence : " Je réessaierai. "
Frédéric Bobin
© Le Monde

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