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mardi 15 mai 2018

A Gaza, les femmes en première ligne


15 mai 2018

A Gaza, les femmes en première ligne

Chaque vendredi, depuis le 30 mars, les manifestants se rassemblent par milliers devant la frontière israélienne. Parmi eux, de nombreuses jeunes femmes, décidées à défendre la cause palestinienne et à rompre les carcans d'une société très conservatrice

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Un champ piétiné et sec. A l'extrémité se trouve la clôture, dont il ne faut pas s'approcher. Au-delà, c'est Israël. Il est encore tôt, le gros des manifestants ne viendra qu'après la prière de la mi-journée, mais Walla Abou Naji est déjà assise sur une chaise en plastique, qu'elle a portée jusqu'au bout du champ pour s'installer aux premières -loges. Cette Gazaouie de 28 ans, dont seuls le visage et les mains apparaissent sous ses longs vêtements traditionnels, est originaire du quartier de Beit Lahia, dans le nord du territoire palestinien enclavé. Elle y vit avec ses parents et ses dix frères et sœurs dans la promiscuité d'un foyer modeste. Elle a fini des études religieuses et compte enseigner l'islam aux enfants. A moins que… " Quand j'ai quitté la maison ce matin, j'ai senti que je pouvais mourir. Je veux être une martyre.  Je le veux depuis mon plus jeune âge. " Walla Abou Naji est certaine que sa mère serait enchantée d'une telle fin. " Je servirais de modèle pour les autres femmes. " Le vendredi précédent, elle a manqué ce rendez-vous avec la mort. Les -drones israéliens ont lâché du gaz lacrymogène, elle s'est évanouie, on l'a évacuée.
On ne sait ce qu'il est advenu de la jeune femme depuis notre rencontre à la mi-avril, si ce n'est qu'elle demeure parmi les vivants. Sa détermination à brûler un drapeau israélien le plus près possible de la clôture fron-talière, malgré la présence des snipers israéliens, avait quelque chose de sidérant, de -profondément insaisissable pour un esprit occidental, même initié au marasme psychologique, social et économique de la bande de Gaza. Walla Abou Naji existe, nier son profil n'a aucun sens. Et ce, même s'il valide les clichés les plus éculés de l'appareil sécuritaire israélien, depuis le 30  mars, au sujet des manifestants de la " marche du grand retour ". Lors de ces rassemblements hebdomadaires, essentiellement pacifiques, encouragés par les factions palestiniennes, près de 50 personnes ont été tuées par les soldats israéliens, et plus de 2 000 autres blessées par balles, dont 250 femmes.
Sur Twitter, le 5  avril, le porte-parole en arabe de l'armée israélienne, Avichay Adraee, a communiqué un message d'une misogynie spectaculaire. " La femme bonne est la femme honorable qui s'occupe de son foyer et des -enfants, écrivait-il. La femme dépravée qui -manque d'honneur ne s'occupe pas de ces choses et agit de façon sauvage contre sa nature féminine, et ne se préoccupe pas de la façon dont cela est perçu par la société. " Des propos d'autant plus stupéfiants qu'Israël est le seul pays occidental à imposer un service -militaire obligatoire aux femmes, d'une durée de deux ans. En  2016, 7  % d'entre elles étaient même des combattantes.
Documenter les événementsWalla Abou Naji n'est qu'une femme parmi les femmes de Gaza. Un profil parmi tant d'autres, dans une société très conservatrice, sous assistance, dont la jeunesse se cogne au plafond dès le lever du lit, faute de liberté et de perspective. On n'entend que les hommes, au cours de cette marche du grand retour. Dans la zone frontalière de 300 mètres où les balles sifflent et les pneus brûlent, ce sont eux qui animent les vendredis. Les femmes -gazaouies pèsent, comptent, s'engagent et craquellent le dôme des conventions, mais en demeurant presque invisibles au niveau décisionnel. " Les habitudes sociales jouent un rôle puissant ici et freinent la participation massive des femmes à la politique, souligne Huda -Ealian, 59 ans, cadre au sein de l'Union démocratique de Palestine (FIDA, gauche). Après les accords de paix d'Oslo - signés avec Israël en  1993 - , beaucoup se sont aussi -concentrées sur leur propre vie. C'est pourquoi on n'a pas une nouvelle génération de leaders. "
Ces voix féminines s'expriment tout de même ailleurs, à la base. " Je peux me pré-senter en japonais si vous voulez ", minaude -Bissan Yazouri, 21 ans, en joignant les mains. Originaire de Rafah, la ville commerçante dans le sud de la bande de Gaza, elle a posé son téléphone sur la table, protégé par une -coque en forme de nounours rose. Etudiante en littérature anglaise et en anglais, elle travaille aussi comme cadre dans une société de traduction. Son père est fonctionnaire au ministère de l'intérieur. Son frère aîné est imam, un autre se prépare à devenir ingénieur.
Bissan n'a pas manqué une marche depuis le 30  avril. Issue d'une famille de réfugiés, originaire d'un village situé près d'Ashdod, sur la côte israélienne, elle a été nourrie aux récits sur la Nakba, l'exode de centaines de milliers de Palestiniens au moment de la création -d'Israël, en  1948. " Depuis notre enfance, nous avons été éduqués à défendre nos droits, avec l'idée qu'on ne vient pas de Gaza, qu'on doit -retourner vers nos terres par tous les moyens pacifiques. " Et les Israéliens, que deviendraient-ils ? Grand sourire. " Ils sont venus de différentes régions du monde. Ils devront y -retourner. Le prétendu Israël, c'est la Palestine. " Cette vision myope et irréaliste s'explique en partie par l'absence de toute interaction avec l'extérieur depuis onze ans et l'instauration du blocus israélo-égyptien. Une génération entière a poussé la tête dans le sable.
Bissan Yazouri estime qu'il est du " devoir de chaque Palestinien de participer à la marche. C'est la décision de Trump de déménager l'ambassade à Jérusalem qui a provoqué ce mouvement. La marche sert à dire : “Nous sommes toujours là !”  " Sur Facebook, la jeune femme appelle ses amis à la mobilisation. " Ceux qui ne viennent pas ne sont pas conscients de leurs responsabilités. " Elle répercute sur Internetles vidéos sur les tirs des soldats israéliens et prône, malgré les morts, la préservation du caractère pacifique de la marche.
Les réseaux sociaux, c'est le monde privilégié de Zahr Al-Najjar. Agée de 19 ans, cette jeune femme coquette, qui immortalisera notre rencontre par un selfie, est issue d'une grande famille du Fatah, le parti du président, Mahmoud Abbas. Ancien membre de la garde présidentielle, son père perçoit un -salaire sans rien faire, faute de réconciliation entre l'Autorité palestinienne et le Hamas, maître de Gaza depuis 2007. Zahr, étudiante en journalisme, est financièrement indépendante. Elle travaille dans une compagnie de télécoms. En dix-huit mois, elle est devenue l'une des personnalités les plus suivies sur Instagram parmi les jeunes Gazaouis. A l'origine, elle voulait juste parler de sa ville, -Rafah, lui redonner couleurs et humanité au travers de photos du quotidien. Puis elle a commencé à évoquer ses points de vue, ses aspirations. " Je n'ai aucune activité politique, dit-elle. Je suis engagée pour les enfants, pour les femmes. " Et pour la marche, donc.
Dès le début du mouvement, elle s'est rendue avec des amies au lieu de rassemblement près de Rafah. Elles ont peint des pneus aux couleurs de la Palestine et organisé une lecture publique de livres, " pour montrer que nous sommes des gens éduqués ". Son appareil photo en main, elle s'est approchée des premières lignes pour documenter les évé-nements. " Je savais que les Israéliens pourraient me viser, mais le journalisme implique le risque, parfois. Un nombre croissant de gens sont présents sur les réseaux sociaux. C'est plus important que les médias traditionnels. " Dans dix ans, elle s'imagine pleinement -engagée dans la profession de reporter, peut-être pour des chaînes internationales. Aucun homme ne lui " passera les menottes "" Je ne suis pas du tout pressée de me marier, assure-t-elle, je veux profiter de ma liberté. "
Regards de traversZahr est aussi suivie par les autorités de Gaza, qui craignent à juste titre la chambre d'écho du Web, où la colère et les souffrances des -Gazaouis rebondissent de page en page. La jeune femme se dit " frustrée " par le rôle du Hamas. Impossible pourtant d'envisager une marche populaire contre le mouvement islamiste armé. " Le Hamas utiliserait toutes -formes de violence contre nous. Parfois, ils -interfèrent sur les réseaux sociaux pour nous empêcher d'écrire ce qu'on veut. Ils peuvent vous arrêter. "En  2017, Zahr avait appelé ses abonnés à protester dans la rue contre la réduction de l'approvisionnement en électricité, en raison du conflit entre le -Hamas et M.  Abbas. " J'ai dû retirer ma pu-blication après qu'un membre des forces de sécurité a appelé mon père pour l'avertir de mon arrestation si je n'obéissais pas. "
Abritée derrière ses grands faux cils et sa -timidité, Jumana Adnan Mushtaha, 20 ans, prend du temps avant de se livrer. Elle vit dans le quartier de Chadjaya, dans l'est de la bande de Gaza, zone particulièrement dévastée pendant la dernière guerre, à l'été 2014. Etudiante en journalisme, elle aussi, Jumana figure parmi les volontaires d'un comité chargé de documenter la marche. Elle publie textes et photos sur Facebook et Instagram, et transmet des informations aux agences locales. Elle a été de tous les vendredis. " Je suis toujours en première ligne, assure-t-elle. Mais quand j'ai vu un jeune blessé à côté de moi, j'ai reculé. Je suis prête à mourir, peut-être, mais pas à être blessée. Je ne veux pas vivre recluse, à la charge de ma famille. Ça serait une mort à petit feu. "Contrairement à Jumana, la plupart des femmes restent à distance de la -clôture, près des tentes qui ont été dressées. Au moment de la prière de la mi-journée, -elles s'y retrouvent pour prier à l'ombre.
Lorsque Jumana avait 10 ans, sa mère l'a scolarisée dans une école de l'UNRWA, la mission des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens. C'est là, en classe, qu'elle a pris conscience de ses racines. Sa famille vient de Beersheba, dans le désert du Néguev." C'était un paradis vert, avec plein de légumes et de fruits ", récite-t-elle comme une prière.
Jumana Adnan Mushtaha veut croire que les femmes ont une forte influence sur la vie à Gaza, " comme mère, comme sœur ou comme fille ". Mais elle estime que c'est la -religion, et non la politique, qui impose le carcan le plus étroit à leurs ambitions et à leurs désirs. " Quand je veux sortir, ça me prend beaucoup de temps pour convaincre mes parents, confie-t-elle. Je commence par ma mère, puis elle convainc mon père. Après 17  heures, je ne peux pas sortir seule, sinon on me regardera de travers, comme si je faisais quelque chose de mal. " Alors, son frère l'accompagne pendant qu'elle prend des photos.
Leur mère, Nada, 40 ans, s'inquiète pour elle. Surtout le vendredi, jour de la marche. " Je l'ai suivie deux fois, pour essayer de la -protéger, explique-t-elle. Je suis heureuse de ce qu'elle fait, mais effrayée que les Israéliens puissent la viser. " Nada estime que les jeunes femmes ont plus de droits aujourd'hui qu'à son époque. " J'essaie d'éduquer mes filles dans un esprit de liberté, de leur donner la possibilité d'avoir un emploi. Pour moi, elle pourra choisir le mari qu'elle voudra. Mais son père n'est pas d'accord. Nous, on s'était mariés parce qu'on avait une histoire d'amour. De nos jours, il est très difficile d'aimer et d'être aimé. "
Piotr Smolar
© Le Monde

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