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dimanche 20 mai 2018

Edgar Morin " Nous sommes entrés dans une période historiquement régressive "


20 mai 2018

Edgar Morin " Nous sommes entrés dans une période historiquement régressive "

Observateur des mouvements de jeunesse des années 1960, le sociologue explique que Mai 68 était une révolte libertaire différente de celle qui se joue aujourd'hui, où les mouvements néo-autoritaires tiennent le haut du pavé

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Né en  1921, le sociologue Edgar Morin se trouvait à l'université de Nanterre au début des événements de Mai 68 et analysa pour Le Monde les ressorts de cette " commune étudiante " (17  mai 1968) et cette " révolution sans visage " (5  juin 1968). Il revient sur l'inactualité de Mai 68 aujourd'hui.


Où étiez-vous en mars  1968, lorsque le mouvement a commencé ?

J'étais à Nanterre, car le sociologue Henri Lefebvre m'avait -demandé de le remplacer pendant son voyage en Chine. Je me souviens des cars de police qui quittaient les lieux quand je suis arrivé. Je revois un petit rouquin sur le perron de l'université qui s'agitait et criait, c'était Daniel -Cohn-Bendit. Je me rappelle aussi avoir croisé Alain Touraine, avant de rejoindre mon amphithéâtre sans fenêtre. Ce jour-là, il y avait un véritable tohu-bohu dans l'université. Au moment de commencer mon cours, quelques voix se sont mises à scander le mot " grève ". Je leur ai répondu : " Vous n'avez qu'à voter, si vous voulez faire la grève. " L'écrasante majorité souhaitait le maintien du cours, mais trois étudiants, probablement des " situ " - se revendiquant de l'Internationale situationniste - , ont éteint les lumières. Donc impossible de faire cours. Alors je me suis un peu baladé, j'ai parlé avec Paul Ricœur, et progressivement je me suis rendu compte de ce qui se passait.
Quelques semaines auparavant, j'avais fait une conférence à Milan sur l'internationalité des révoltes étudiantes qui, à cette époque, déferlaient, de la Californie à la Pologne. Je m'étais demandé comment expliquer cette simultanéité dans les révoltes étudiantes au sein de régimes politiques pourtant très différents. Le seul facteur commun, pour moi, c'était la révolte contre l'autorité, qu'elle soit universitaire, familiale ou politique. Alors, j'ai tout de suite dit autour de moi : " Il y a un bouillon de culture de rébellion étudiante à -Nanterre. " J'ai suivi les événements dès le début, le passage de Nanterre à Jussieu, puis de Jussieu à la Sorbonne.


Vous avez écrit, à l'époque, une- -série d'articles pour " Le Monde " sur ces événements. Dans quelles circonstances ?

J'étais en contact avec mon jeune -collaborateur Bernard Paillard, qui -suivait le mouvement étudiant sur place, et c'est par lui que j'ai su qu'il y avait un mouvement à Jussieu. J'y suis allé : les salles de cours étaient occupées par des étudiants qui organisaient des débats sur la politique ou l'éducation. C'est à ce moment-là que j'ai prévenu Claude Lefort - philosophe français, 1924-2010 - et Cornelius Castoriadis - philosophe grec, 1922-1997 - . Ils étaient épatés. Pendant que je suis allé déjeuner, la révolte est passée à la -Sorbonne. Comme j'habitais rue Soufflot à l'époque, j'ai suivi les choses de près. La presse ignorait tout et n'avait aucune antenne dans ce milieu, j'étais donc le seul à pouvoir retracer les -événements depuis leur préhistoire et proposer une analyse. Claude Lefort et Cornelius Castoriadis ont écrit des -textes qu'ils ont ensuite intégrés à LaBrèche - livre cosigné avec Edgar Morin paru aux éditions Fayard en  1968 - .
Moi, j'ai proposé un papier au Monde. Jacques Fauvet - à l'époque directeur de la rédaction - était très intéressé par ce qui se passait, mais Hubert Beuve-Méry est rentré de Roumanie et a calmé son enthousiasme. Ma deuxième série de papiers, " Une révolution sans visage ", est tout de même parue. En mai  1968, les philosophes, les écrivains, les intellectuels prenaient parti par le biais de tribunes -publiées dans la presse. Certains militaient dans un comité étudiants-écrivains. J'ai préféré être un témoin -compréhensif. Je n'ai pas pris part au comité auquel participaient mes amis.


Pourquoi avoir choisi ce statut -d'observateur ?

Grâce à mes articles, j'étais un témoin positif de Mai 68, je révélais le visage du mouvement, sans adhérer aux illusions révolutionnaires de ceux qui faisaient partie des comités d'intellectuels. L'essentiel de mes papiers allait justement contre le mythe que propageaient les groupuscules trotskistes et maoïstes qui ont parasité le mouvement, lequel était en réalité profondément libertaire. C'était un mouvement explosif, qui n'avait pas d'objectif de prise de pouvoir mais voulait simplement aller aussi loin que possible. Les trotskistes et les maoïstes sont arrivés en promettant de réaliser les aspirations de chacun grâce au socialisme marxiste-léniniste. Une partie de la jeunesse s'est laissée influencer par cette promesse. Or, croire en une révolution était une illusion. Moi, à ce moment-là, j'observais le mouvement et je me disais qu'il traduisait les aspirations profondes qu'exprime l'adolescence et qu'il révélait de véritables carences de notre société.


Vous liez le mouvement de Mai 68 à l'affirmation de l'adolescence comme nouvelle classe d'âge ?

Dans l'histoire européenne, l'adolescence n'était pas socialisée en tant que telle : on passait de l'enfance à la vie de travail dans les classes populaires ; les étudiants ont toujours été sociologiquement les seuls adolescents, puisqu'ils n'étaient pas encore intégrés dans l'économie du travail.
Lentement, une zone protoplasmique s'est constituée entre le cocon de l'enfance et l'intégration de l'âge adulte. Et -progressivement, à partir de 1960, une classe d'âge s'est formée avec sa musique, son langage, ses rites, sa culture (rock, yé-yé, jeans, langage, rites et -fêtes communes). Elle a exprimé les -aspirations fondamentales de l'être humain, celles qu'il oublie une fois adulte : épanouir sa propre personnalité au sein d'une communauté, lier l'affirmation du " je " à celle du " nous ". Les étudiants se sont fait les idéologues et les avant-gardistes politiques de cette classe d'âge, en formation depuis 1960.


Dans votre premier article, vous parlez de ces jeunes qui ont " joué -à la révolution "…

Bien sûr, ils ont joué à la révolution avec le plus grand sérieux. Ils adhéraient à leur révolte tout en mimant nos révolutions passées avec les barricades. Le luddisme existait dans les graffitis, dans la joie, dans l'exaltation…


Mai 68 est-il le ferment de l'actuel individualisme consumériste, comme l'a soutenu Régis Debray ?

Cette théorie suppose une volonté consciente ou semi-consciente du -capitalisme. Le Mai 68 vécu était un mai libertaire, antiautoritaire et anti-société de consommation. L'un de ses effets postérieurs a été de pousser un certain nombre de jeunes à mener une vie frugale de berger dans le Larzac. Beaucoup sont partis élever des chèvres ou sont devenus des néoagriculteurs. Mais la chute des espoirs révolutionnaires, surtout après 1977, a poussé les esprits à retomber dans la société normale et à s'y insérer. Selon moi, c'est l'échec de l'espoir révolutionnaire qui a favorisé l'adaptation à la société qu'on refusait. Mai 68 était à la fois -individualiste et communautaire, il y avait le jouir sans entrave, mais aussi l'aspiration et la chaleur de la communauté. C'était l'union instable des deux. La désintégration du mouvement a fait retomber les gens dans le cours individualiste de la société occidentale. L'extinction de la solidarité de village ne date pas de là, l'extinction de la solidarité ouvrière ne vient pas de Mai 68, l'individualisme forcené, la -fermeture des gens sur eux-mêmes non plus. Ce sont autant de phénomènes typiques qui proviennent du cours de notre civilisation.


Vit-on une sorte de Mai 68 à l'envers, avec ces jeunes qui théorisent non plus l'internationalisme, mais le nationalisme, non plus le progressisme mais le conservatisme ?

Nous sommes entrés dans une période historiquement régressive, avec le développement de ces mouvements que l'on appelle " populistes " et qui sont néoconservateurs et néoautoritaires. Et alors que, traditionnellement, la jeunesse, surtout étudiante, est plutôt de gauche, du moins jusqu'en  1995, on a vu apparaître avec La Manif pour tous une jeunesse traditionaliste, nationaliste et réactionnaire. Elle a toujours existé, mais silencieusement ou à la marge depuis la seconde guerre -mondiale. On voit la déperdition progressive du peuple de gauche, la crise radicale de la pensée de gauche, mais on ne peut en imputer la cause à Mai 68.


Voit-on aujourd'hui des mouvements, des initiatives qui semblent reprendre l'élan de Mai 68 ?

Il y a une vitalité qui se manifeste dans le bouillonnement d'associations vouées à la solidarité, à l'économie -sociale et solidaire, à l'écologie, à la critique alternative de la société, à la lutte active contre l'évasion fiscale. Il y a eu Nuit debout, Notre-Dame-des-Landes, entre autres. On constate un exode urbain vers la campagne, notamment à Paris. Ce n'est pas la suite directe de Mai 68, mais c'est dans la continuité de ses aspirations : mener une autre vie, libérée, autoresponsable, une vie de solidarité. On retrouve ces ambitions dans toutes ces initiatives et ces associations, encore incapables de s'entre-fédérer et de trouver leur voie. Selon moi, c'est ça le véritable héritage de Mai 68.
propos recueillis par, Nicolas Truong
© Le Monde

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