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dimanche 20 mai 2018

Françoise Hardy " Le sentiment de honte m'a toujours accompagnée "


20 mai 2018

Françoise Hardy " Le sentiment de honte m'a toujours accompagnée "

JE NE SERAIS PAS ARRIVÉe LÀ SI… " Le Monde " interroge une personnalité en partant d'un moment décisif de son existence. Cette semaine, la chanteuse confie des blessures liées à son enfance

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Elle a frôlé la mort, et personne n'imaginait qu'elle publierait un nouvel album. Il est là, pourtant,Personne d'autre, mélancolique, poignant. A cette occasion, Françoise Hardy nous a parlé librement de ses passions, de sa vie, de la mort…


Je ne serais pas arrivée là si…

Si mon père ne m'avait pas offert une guitare lorsque j'ai été reçue au bac. Ma mère avait voulu qu'il fasse un geste pour l'occasion. Elle n'avait aucuns moyens, elle savait qu'il en avait bien davantage, et m'avait demandé ce qui me ferait plaisir. J'ai hésité entre une guitare et un petit poste transistor – car j'écoutais avec passion, sur le poste familial, une station anglaise qui diffusait non-stop de la pop music, les Shadows, Elvis Presley, Brenda Lee… J'ai choisi la guitare.


Vous saviez en jouer ?

Pas du tout ! Je ne connaissais rien en musique. Et mon choix me reste à ce jour incompréhensible. Sauf à penser qu'il m'a été soufflé… Un ange gardien ou des forces invisibles aident parfois à forcer le destin. En tout cas, ce fut déterminant. J'ai appris seule trois ou quatre accords, grâce à la petite méthode livrée avec la guitare. Et c'est ainsi qu'en faisant guiling guiling, j'ai fini par composer – cela me paraît un bien grand mot – Tous les garçons et les filles. Vous savez, ce n'est pas très compliqué. Tout est joué sur la même note : tatatata…


Cela vous a pris combien de temps ?

Oh ! Très peu. Dès que je rentrais de mes cours à la Sorbonne, où j'étudiais l'allemand, je m'enfermais dans la cuisine de notre deux-pièces parisien, car j'avais remarqué que le carrelage améliorait l'acoustique. Et je composais. Au moins trois mélodies par semaine. Nullissimes ! Mais j'avais quand même envie de les tester en public. Alors, je me suis produite sur la petite scène du Moka Club, qui distrayait des retraités dans un sous-sol du Louvre. Puis j'ai passé une audition au " Petit Conservatoire " de Mireille. "On vous écrira ", disait-elle en général. Mais à moi, elle a dit : " Vous restez là ! " Elle avait quelque chose de pincé, et impressionnait ses élèves. Je me cachais au dernier rang, avec l'angoisse qu'elle me demande de chanter quelque chose.


C'est paradoxal. Vous rêvez de chanter, vous avez l'audace de vous présenter devant des professionnels, et vous vous planquez ?

Oui. J'étais perpétuellement dans cette contradiction, mue uniquement par l'idée que, si je ne faisais pas un effort – un effort qui me coûtait horriblement –, je le regretterais toute ma vie. C'est ainsi que, lorsque j'ai lu dans la rubrique " Les potins de la commère " de France-Soir que Pathé-Marconi souhaitait auditionner des débutants, j'ai trouvé le courage de m'y rendre, persuadée qu'on allait me virer tout de suite. Or, on m'a fait chanter tout ce que j'avais en réserve, avant de me dire que j'étais, hélas, sur le registre d'une de leurs chanteuses, Marie-Josée Neuville. Il n'empêche que j'étais aux anges ! Comme je repartais dans la rue avec ma guitare, on m'a rattrapée en me demandant si j'avais déjà entendu ma voix. Jamais ! On n'avait pas de magnétophone, à l'époque. Alors ils m'ont fait entendre un enregistrement, et j'ai trouvé ma voix moins atroce ou chevrotante que je ne l'avais imaginé. Cela m'a encouragée. J'ai contacté la maison Vogue, qui cherchait un pendant féminin à Johnny Hallyday. On m'a testée, accompagnée par l'accordéoniste Aimable, qui portait bien son nom. Et j'ai alors eu la révélation douloureuse que je ne savais pas chanter en mesure. Un musicien m'a fait répéter plusieurs week-ends dans la loge de concierge de sa mère, et je me suis présentée à Jacques Wolfsohn, qui avait déjà signé Johnny et Petula Clark. Il m'a auditionnée dans une espèce de placard sans fenêtre où je me tenais devant lui, terriblement mal à l'aise. " Quel âge as-tu ?a-t-il finalement demandé. – 17  ans. –Donne-moi les coordonnées de tes parents. Je vais te faire un contrat. "


Un an après l'octroi de la fameuse petite guitare…

C'est l'un des plus grands souvenirs de ma vie professionnelle ! J'avais envie de sauter au cou des passants. Car c'était ça, mon rêve : enregistrer un 45-tours. Rien de plus !


Vous n'imaginiez pas de carrière, de concerts, la gloire et des fans enamourés ?

Oh non ! D'ailleurs ma mère était d'accord pour que je compose des chansons mais à condition que je fasse des études. Elle m'avait même inscrite à Sciences Po, puisque ma mention bien aux deux bacs me dispensait du concours d'entrée. Nous qui venions d'un milieu de rien du tout ! Je me souviendrai toujours de ce premier jour, rue Saint-Guillaume. Quelle honte j'ai ressentie ! Je portais un vilain petit imperméable en popeline bleu ciel et d'affreuses chaussures à talons jaunes. D'un parfait mauvais goût. Je l'ai saisi d'entrée en voyant l'élégance des élèves, principalement des garçons : cette école n'était pas pour moi, et j'ai fui au bout de quelques semaines pour aller à la Sorbonne, où les milieux étaient plus mélangés. Mais je me rappelle avoir côtoyé dans un amphithéâtre le fils Malraux, beau comme un dieu, et avoir été bouleversée en apprenant son accident mortel à la radio.


Vous aviez le complexe de votre milieu ?

Oui. J'avais honte de moi, honte de mon milieu, honte de notre " anormalité " sociale. Je croyais mes parents divorcés, ce qui était très mal vu dans l'école religieuse où mon père avait voulu que nous soyons éduquées, ma sœur et moi. Il payait d'ailleurs en retard notre scolarité, ce qui n'arrangeait guère les choses. Je n'ai appris bien plus tard que ma mère célibataire avait en fait eu ses deux filles avec un homme marié. Mais le sentiment de honte m'a accompagnée toute la vie, réussite professionnelle ou notoriété n'y changent rien.


Vous dites aussi avoir toujours été complexée par votre physique.

Oui. C'était la mode des rondeurs et de Brigitte Bardot… Et quand je vois les photos de mes débuts, je constate en effet que rien n'allait : le vilain manteau vert avec son col en fausse fourrure, la coiffure ridicule, le maquillage inadéquat… Et puis toute mon enfance et mon adolescence, j'ai entendu ma grand-mère me rabaisser, me trouver nulle et moche, alors qu'elle complimentait ma sœur, dont la morphologie était plus proche de la sienne. Cette dévalorisation permanente est un boulet qu'on traîne à vie ; mais, à tout prendre, c'est peut-être mieux que l'inverse. Ma sœur si encensée a fini schizophrène et paranoïaque. Elle en est morte.


Le regard de votre mère compensait-il ce dénigrement ?

Elle n'a jamais manifesté la moindre préférence pour l'une ou l'autre de ses filles. Mais, à la fin de sa vie, elle m'a confié qu'elle ne s'était jamais senti d'atomes crochus avec ma sœur cadette et m'avait toujours préférée. Et je me suis dit que cette sœur avait dû le ressentir, car elle m'a avoué un jour que l'unique sentiment que notre mère lui avait inspiré était la peur. C'est vrai qu'elle me faisait parfois peur, à moi aussi. Mais notre relation était fusionnelle, et je l'ai adorée à un point… Trop sans doute.


Trop ? On peut trop aimer quelqu'un ?

L'amour exclusif, envahissant, inconditionnel, enferme, isole, et exclut toute autre relation. Ma mère n'avait pas d'amis, pas de mari, et notre univers était si restreint que je vivais dans la peur qu'il lui arrive quelque chose. Si elle rentrait de son travail avec cinq minutes de retard, j'entrais dans une angoisse folle, et j'avais des crises de sanglots à l'idée de me séparer d'elle pour les vacances. C'est pour cela que je n'ai jamais vu d'un très bon œil les femmes qui font un enfant toutes seules, comme dans la chanson de Goldman. A moins qu'une grande famille à proximité compense la relation fusionnelle. Cela n'était pas mon cas. Le seul couple qu'a formé ma mère dans sa vie, c'était avec moi. Et elle a toujours considéré Jacques - Dutronc - d'un mauvais œil.


Parce qu'il lui volait sa fille ?

Je ne sais pas. Au début, il la faisait rire. Puis elle a dû percevoir ma dépendance croissante envers lui, qui était encore très jeune, avait besoin de vivre sa vie, sollicité par toutes les filles qui lui tombaient dans les bras. Elle venait garder notre fils, Thomas, dans l'après-midi, et se comportait comme si elle était chez elle. Si j'étais avec Jacques dans ma chambre et que nous fermions la porte, elle entrait sans frapper. Et puis, elle posait mille questions, me demandant par exemple si -Jacques prêtait de l'argent à Untel. J'ai fini par répondre qu'il avait 40 ans, et que ça ne la regardait pas. Elle a explosé, instruit le procès de Jacques de manière violente, affirmant que c'était un très mauvais père. C'en était trop. Et je lui ai répondu qu'elle n'avait pas fait mieux dans le choix d'un père pour ses enfants. " Oui, mais moi, je ne me suis jamais mariée ! ", a-t-elle crié. L'aurait-elle voulu qu'elle ne l'aurait pas pu… Mais ça, je ne le savais pas encore. Elle s'est braquée et, malheureusement, on ne s'est jamais rabibochées.


Votre carrière a explosé dès la sortie de ce premier disque, en  1962. Vous avez alors enchaîné les concerts, les tournées à l'étranger. Pourquoi avoir arrêté la scène quatre  ans plus tard ?

Je n'aimais pas la vie que cela impliquait : les séparations permanentes d'avec l'homme que j'aimais, les attentes, la solitude, la dépendance au téléphone. Ma vie personnelle – et amoureuse – a toujours été prioritaire.


Même explication pour le cinéma ?

C'est vrai que j'ai détesté ces tournages qui m'entraînaient loin de Paris et sur lesquels, privée de mon amoureux, je pleurais tous les soirs. C'est un métier tellement difficile qu'il faut avoir le feu sacré, et je ne l'avais pas. Je n'ai jamais su jouer. J'ai même toujours détesté les jeux. Enfant, c'était déjà une grave lacune chez moi. Je suis incapable de simuler et de mentir. Ecrire une chanson exige au contraire d'aller au plus profond de son vécu et de son ressenti.


Que cherchez-vous en écrivant ?

Un exutoire. Dès ma première grande histoire d'amour. Et cela n'a fait que croître. J'ai essentiellement écrit des textes qui correspondaient à mon vécu, présent ou passé.


Beaucoup de tristesse et de nostalgie…

Les belles mélodies sont ma drogue. Elles m'envoient au septième ciel. Un bel adagio de Brahms ou de Rachmaninov. Ou cette chanson de Katie Melua dans laquelle elle dit que l'état amoureux est l'état le plus proche de la folie. Rien à voir avec le rap, qui ne me fait ni chaud ni froid. Alors oui, j'ai écrit beaucoup de textes inspirés par mon histoire d'amour avec Jacques, et les souffrances, frustrations, illusions, désillusions, interrogations abyssales qu'elle a occasionnées. Une mélodie mélancolique est ce qui transcende le mieux la douleur des sentiments.


Vous avez l'image d'une femme libre, en contradiction avec cette idée d'acceptation de la souffrance.

Acceptation. Pas recherche. Quand vous éprouvez pour quelqu'un un sentiment très fort, vous êtes prête à en payer le prix. Et il est souvent très élevé.


Dans vos récents livres, en revanche, il est surtout question de spiritualité.

J'étais une petite fille mystique, et les livres traitant de spiritualité m'ont toujours attirée comme des aimants. En quête de sens, oui. Y compris celui du sursis qui m'a été accordé après trois semaines de coma, à l'antichambre de la mort… Mais musique et spiritualité sont intimement mêlées. L'inspiration, avec un grand " I ", est de nature divine. Et je pense que certains grands compositeurs de musique classique touchent à la transcendance.


La mort ne semble pas vous affoler.

Si ! La souffrance m'affole, et la mort se passe rarement sans souffrance. En  2005, au moment de mon premier décollement de la plèvre, j'ai cru pour la première fois que j'allais mourir. Lorsque l'infirmier qui me couvrait de patchs m'a demandé ce que je ressentais, j'ai failli éclater en sanglots. Ma panique était d'être séparée de Thomas et de lui faire de la peine pendant un certain temps.


Jacques Dutronc a longtemps assuré qu'il ne ferait pas de vieux os et que vous seriez une très jolie veuve. Mais dans un livre récent, vous confiez que l'épreuve de sa disparition serait telle qu'elle vous précipiterait dans la tombe en même temps qu'on l'y mettrait lui-même.

On a longtemps plaisanté sur l'envie secrète qu'aurait chacun d'enterrer l'autre. Mais la vérité est celle énoncée dans le livre : il faut qu'il meure après moi. Je le lui rappelle chaque fois qu'il me fait part d'un pépin de santé. En fait, je crois qu'on ne mourra pas loin l'un de l'autre dans le temps. C'est bien ce qui m'inquiète pour Thomas. Il a été très affecté par la mort de Johnny. Pas seulement parce qu'il l'aimait beaucoup, mais aussi parce qu'il a réalisé que ses parents risquaient d'être les prochains sur la liste. Alors il nous a interdit de mourir. " Débrouillez-vous comme vous voulez, je refuse catégoriquement que vous mouriez. Ou alors quand vous aurez 110  ans, parce que j'en aurai 81, et… " Il est trop drôle ! Mais les chimios et expériences déjà vécues à l'hôpital me pendent au nez. Et croyez-moi : malgré ma certitude que la mort physique ne marque pas la fin des liens très forts tissés dans notre vie, et qu'elle ne sonne en aucun cas la fin du voyage, je ne suis pas sereine.
Propos recueillis par Annick Cojean
© Le Monde

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