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samedi 19 mai 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Le roi du bout du monde.....

HISTOIRE et MEMOIRE



18 mai 2018

Le roi du bout du monde

Le royaume d'Araucanie et de Patagonie, fondé par un aventurier périgourdin en 1860, a un nouveau souverain français et toujours autant d'adeptes dans l'Hexagone. Leur credo : la défense du peuple mapuche

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La main droite posée sur une mince Constitution rouge, il a prêté serment " devant Dieu et les hommes ". A deux pas de l'Elysée, dans un salon du Cercle des -armées, à Paris, un nouveau roi a été -désigné le 24  mars. Pas de couronne ni d'uniforme, la cérémonie ressemblait plus à une remise de médaille républicaine qu'à un sacre. C'est sans tambour ni trompette, et en costume de ville, que Frédéric Luz, un -Toulousain de 54 ans, est devenu Frédéric Ier. Inutile de chercher son nom dans l'annuaire des têtes couronnées : il n'y figure pas. Quant à la maison d'Araucanie et de Patagonie, dont il est devenu ce jour-là le huitième souverain, c'est l'émanation d'un royaume qui a duré ce que durent les songes : moins de deux ans, entre 1860 et 1862.
A l'époque, Antoine de Tounens, un avoué périgourdin parti s'aventurer en Amérique du Sud, s'était fait proclamer roi, sous le nom d'Orélie-Antoine 1er, de ce territoire situé à cheval entre le Chili et l'Argentine. Il a laissé derrière lui une postérité aussi baroque que sa vie elle-même, popularisée en  1981 par un livre de l'écrivain Jean Raspail (Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, Albin Michel). Depuis 1878 et le décès de cet étrange  roi, ses successeurs occupent un trône fictif mais particulièrement convoité, autour duquel se disputent goût des honneurs, devoir de mémoire et, surtout, défense des Mapuche, les habitants historiques de l'Araucanie et de la Patagonie.
Grand et mince, portant une barbe en pointe très Napoléon  III, Frédéric Luz a joué avec sérieux le jeu de l'intronisation. Dignement, il s'est incliné pour recevoir le collier de l'ordre de l'Etoile du Sud, composé de -diverses breloques bleu et or. L'assistance était restreinte – une quarantaine de personnes – et plutôt disparate : des messieurs âgés arborant des médailles, des amis du royaume venus de divers pays, des invités passionnés par l'histoire et d'autres par le destin des -Mapuche. Sans oublier, dans un coin de la salle, une -délégation de Mapuche, en costumes traditionnels, ponchos pour les messieurs, coiffures à sequins pour les dames. Certains étaient venus spécialement du Chili, pays où vit la grande majorité de ce peuple amérindien d'un million de personnes, dont le territoire traditionnel se situe au sud du continent, de part et d'autre de la cordillère des Andes.
Défense d'une culture en périlCes rudes guerriers n'ont jamais cessé de -revendiquer leur indépendance. Par la force des armes, ils ont d'abord gagné face aux -Incas, puis contre les conquistadors espagnols, qui finirent par établir une frontière à la hauteur du fleuve Biobio, au milieu du XVIIe  siècle. La paix dure jusqu'à ce que le Chili et l'Argentine, devenus indépendants, décident de reconquérir ces terres riches en minerais. Quand Antoine de Tounens arrive à -Santiago, en  1860, la guerre fait rage et les -Mapuche sont divisés, explique Jean-François Gareyte, auteur en 2016 d'une biographie du personnage aux éditions La Lauze.
Or, juste avant d'embarquer pour le Chili, Antoine avait présenté devant la loge périgourdine dont il faisait partie un projet qui lui tenait à cœur : il entendait créer, en Amérique du Sud, un royaume dit de la " Nouvelle France ", porteur des valeurs maçonniques. Quelque temps après son arrivée, il parvient à entrer en contact avec Quilapan, un chef mapuche auquel il fait miroiter un Etat capable de fédérer la résistance face à l'armée chilienne. Entre-temps, un vieux chef a rêvé qu'un sauveur blanc viendrait à la rescousse des Mapuche. Fait rarissime, Quilapan autorise donc le Français à traverser ses terres, ce qui permet à Tounens de prendre contact avec différentes tribus. Pour les convaincre de s'unir, il leur suggère qu'un roi n'appartenant à aucun clan pourrait faire l'unanimité. En désignant ce Français tombé du ciel, les Mapuche trouvent ainsi le moyen de réduire leurs antagonismes. L'Etat qui se constitue alors sera le seul de toute leur histoire.
Devenu " maître du vent et de tous les -démons ", Tounens envoie une lettre au président chilien pour l'informer de la constitution du nouvel Etat. Ce dernier n'apprécie guère les manières de l'encombrant personnage qui, pour aggraver son cas, n'a pas -hésité à prendre courageusement les armes aux -côtés de ses sujets. Le voici bientôt réexpédié manu militari vers la France. Une fois rentré, il pleure son royaume perdu et se console au milieu d'une petite cour, distribuant titres et décorations à des affidés n'ayant sans doute jamais mis les pieds en Amérique du Sud. Les Mapuche, eux, finiront par être intégrés de force au Chili et à l'Argentine, en  1902. Depuis, leurs aspirations à l'autodétermination se sont sans cesse heurtées à l'hostilité des gouvernements, notamment au plus fort des -périodes de dictature, dans les années 1970.
Quatre décennies plus tard, la défense de ces communautés malmenées par l'histoire compte beaucoup pour le nouveau roi, héraldiste de profession et essayiste à ses heures. " En tant que spécialiste des blasons et des -armoiries, je suis bien sûr intéressé par l'aspect historique du royaume, assure Frédéric Ier. Mais le plus important, à mes yeux, c'est de donner aux Mapuche la possibilité de s'unir pour faire respecter leurs droits fondamentaux et leur culture. "
Domingo Paine, l'un de leurs représentants présents en mars au Cercle militaire, a été exilé du Chili du temps de Pinochet. Il vit aujourd'hui en Suède, où il travaille comme technicien. Pour lui, son peuple doit -" retrouver son histoire véritable " dont une version dénaturée est trop souvent enseignée. D'après lui, il mérite " des réparations, sous forme de compensations, pour tous les préjudices subis au cours des siècles ",dont en particulier, dans la période moderne,la confiscation des terres par de grands -exploitants. Teresa Paillahueque, 45  ans, vient pour sa part du territoire de Melipulli, près de Puerto Montt (sud du Chili). " Dans ce pays, raconte-t-elle, il y a des persécutions et un processus d'assimilation forcée. Les autorités nous disent qu'elles veulent nous intégrer, mais nous, nous ne voulons pas. Beaucoup de Mapuche cachent leurs origines, de peur d'être discriminés. "
Que pensent-ils de cette maison royale à la tête de laquelle aucun des leurs n'a jamais été élu ? Pour tout dire, Teresa Paillahueque s'en moque un peu. Ce qu'elle veut, c'est juste " connaître ce prince et qu'il nous connaisse ". Domingo Paine, lui, considère que le processus de désignation des souverains, tel qu'il existe, " est une façon de donner de la visibilité à la cause mapuche en Europe ".
Tel est bien l'objectif, notamment, de Klaus-Peter Pohland, vice-président du conseil d'Etat du royaume et, surtout, président d'Auspice Stella. Cette ONG, dont Frédéric Luz fut président pendant plusieurs années, a pour but d'appuyer les revendications des Mapuche. M. Pohland, ex-gérant de société, est un retraité allemand parfaitement francophone, qui n'arbore aucune médaille et ne semble pas enclin au folklore. Il a inscrit l'ONG à Genève, afin que des Mapuche puissent se faire entendre à la tribune de l'ONU. Auspice Stella finance certains voyages et quelques frais d'avocats, notamment grâce aux cotisations de ses membres.
Huit prétendants au trôneLe royaume d'Araucanie et de Patagonie, -curieuse alliance de réalité et de fiction, fait donc voisiner la défense authentique d'une culture en péril et celle d'une dynastie chimérique. En Amérique du Sud, la plupart des Mapuche ne savent plus qui était Orélie-Antoine, observe Teresa Paillahueque. Lorsque les souvenirs de ce roi éphémère circulent encore, c'est le plus souvent sous forme de légendes. D'autant que certains militants mapuche, d'inspiration marxiste, rejettent catégoriquement les offres de service de cette crypto-monarchie étrangère.
A Tourtoirac, bourgade du Périgord où le roi a fini ses jours en  1878, sa mémoire y est à peine plus vive. Un panneau placé à la sortie du village indique bien " Tombeau du roi d'Araucanie à 500 mètres ", mais dans le -cimetière communal, il faut errer parmi les dalles de granit et les bouquets de porcelaine avant de dénicher sa tombe noircie. Pas de trace du roi sur le présentoir de la mairie, entre les dépliants touristiques pour le château de Hautefort, les cours de danse et le marché à la ferme. Pourtant, un petit musée a été aménagé dans les écuries de l'abbaye du XIe  siècle, située à quelques -mètres de là. " On a entre 300 et 500 visiteurs par an, note Dominique Durand, maire de Tourtoirac depuis 1995. C'est peu, mais ceux qui sont intéressés le sont vraiment. "
Trop, même. Car le problème, remarque en souriant Klaus-Peter Pohland, c'est que " l'Araucanie rend fou ". Allez savoir pourquoi, ces médailles de pacotille et ce trône de carton-pâte ont la propriété d'enflammer les -esprits.Antoine de Tounens, qui n'a laissé en mourant que des dettes et une malle de -conquistador, fait encore des émules prêts à se disputer son royaume. Cette année, pas moins de huit prétendants se sont présentés pour succéder au prince Antoine  IV, mort fin décembre, à l'âge de 74  ans, sur son vélo. -Encore la transition s'est-elle passée dans le calme, ce qui n'a pas toujours été le cas. En  2014, à la mort du prince Philippe, prédécesseur d'Antoine  IV, un membre du royaume s'était prévalu d'un document le -désignant comme favori au trône. La communauté n'ayant pas reconnu ses prétentions, il s'est vengé en nommant un prince bis, jeune négociant en cigares intronisé sous le nom de -Stanislas  Ier. La comédie a duré quelque temps, avant que le compte Twitter " officiel " de l'impétrant ne tombe en désuétude.
Plus durable et plus médiatique, une -bataille homérique a opposé la maison d'Araucanie et de Patagonie au romancier Jean Raspail, dans les années 1980. En -conclusion de son livre sur Antoine de -Tounens, l'auteur proclamait d'un ton martial :" Je -reçois ce jour mes lettres de créances, moi Jean Raspail, consul général de Patagonie. " Sacrilège, répond aussitôt le prince en place, consterné de voir un aventurier usurper le titre ou, plutôt, en créer un autre de toutes pièces. On reproche aussi à Raspail d'avoir tourné le personnage du roi en ridicule, faisant de lui un impuissant, une sorte de petit Quichotte des immensités australes. Des protestations qui n'empêcheront pas l'écrivain de nommer des vice-consuls urbi et orbi (il y en a encore un – ou du moins sa plaque – à Bergerac). Le tout sans faire mystère que, dans cette histoire, le rêve lui semblait beaucoup plus fascinant que la réalité.
Raphaëlle Rérolle
© Le Monde

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