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samedi 19 mai 2018

Simone de Beauvoir, féministe paradoxale......" Avec le MLF, nous avons inventé de nouvelles manières d'être au monde "

18 mai 2018

Simone de Beauvoir, féministe paradoxale


Simone de Beauvoir, à Paris, chez elle, en 1949.
Elliott Erwitt/Magnum Photos
La grande écrivaine (1908-1986) entre dans " La Pléiade " avec ses livres autobiographiques. Camille Laurens y voit l'auteure du " Deuxième Sexe " fidèle à la littérature – et à Sartre

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Dissiper les mystifications, dire la vérité, c'est l'un des  buts que j'ai le plus obstinément poursuivis à travers mes livres. " Sans doute cette phrase, extraite de Tout compte fait, s'applique-t-elle bien au cycle mémoriel que Simone de Beauvoir a mené durant vingt-cinq ans, ressaisissant, entre 1956 et 1981, à la fois presque toute sa vie – elle était née en  1908, morte en  1986 – et une période historique riche en événements majeurs. Dans ce genre si particulier des Mémoires, qui imbrique l'intime et l'Histoire, et par lequel elle entre dans " La Pléiade ", Beauvoir envisage sa vie comme " une expérience exemplaire où se refléterait le monde entier ". Elle revient à plusieurs reprises sur son exigence de transparence et d'authenticité.
Pour autant, à quelle vérité sa mémoire, au fil des ans, s'est-elle d'abord attachée ? Qu'est-ce qui mérite d'être raconté ? Les événements, qu'elle en soit observatrice ou actrice, la maladie, la mort même sont décrits avec la minutie d'un greffier et un positivisme factuel sans faille, parfois pénible, notamment dans La Cérémonie des adieux, chronique des dernières années de Sartre. Les autres, plus ou moins proches, font l'objet de portraits tendres ou acérés. Son projet de se " jeter toute crue dans un livre ", en revanche, rencontre des obstacles et le récit de soi, auto-analyse extraordinairement lucide mais jamais totalement libre, reste entravé par de multiples réserves, omissions, discrétions, recompositions.
" Toute crue ", certainement pas dans tous les sens du terme. Si nous ne pouvions lire ailleurs sa correspondance avec son amant américain Nelson Algren (1909-1981), par exemple, que saurions-nous, lisant La Force des choses, de la passion incandescente qu'elle eut pour lui ? Pas grand-chose, en quelques lignes sèches. Il en va de même de ses amours -homosexuelles. Crainte du narcissisme si  décrié par ses pairs ? Ou bien plutôt -volonté de construire un monument impeccablement maîtrisé, qui ne laisse rien au hasard des contingences ? Le " Castor " est d'abord un bâtisseur, après tout. Et puis, mémoires et monuments ont la même fonction, celle de préserver le souvenir de quelque chose… ou de quelqu'un.
Le lecteur – la lectrice – d'aujourd'hui peut s'étonner de voir Jean-Paul Sartre (1905-1980) apparaître sans cesse au fil d'un cycle autobiographique écrit par l'une de nos féministes capitales. Celui-ci couvre en effet moins l'existence de son auteure qu'une sorte de vie mixte et jumelée : leur couple. Et si, au tout début des Mémoires d'une jeune fille rangée, évoquant sa position familiale d'aînée, Beauvoir se dit fière d'être " la première ", dans la suite, à commencer par son rang à l'agrégation, elle apparaît toujours seconde, sinon dans l'ombre de Sartre, du moins dans sa lumière. C'est lui son" mentor ", lui qui l'oriente vers le roman et les écrits de soi pour se réserver la philosophie, lui qui l'amène à s'interroger sur sa " féminité ". Si Beauvoir est une activiste, elle semble avoir intériorisé sa dépendance à l'égard de son compagnon, dont elle épouse toutes les causes. Quand on a lu avec admiration Le Deuxième Sexe (1949), œuvre si essentielle au progrès de la condition féminine, on regrette parfois que ses propres Mémoires minorent son rôle et la relèguent ainsi au… deuxième plan.
Cependant, l'un des passionnants textes annexes présentés dans cette édition nous donne la " vraie clé " d'accès au monument : " Son bonheur, son œuvre avant la mienne ", écrit-elle en  1959 à propos de Sartre. " J'ai été au meilleur– j'ai cédé, comme je l'avais toujours souhaité, à l'évidence de l'absolu. A 50 ans comme à 21, Sartre est pour moi l'incomparable, l'Unique. J'ai cédé à la vérité. " Quand l'amour et le féminisme se rencontrent, ils inventent leur vérité personnelle, inoubliable. Celle de Beauvoir s'appelle Sartre. Sa vie durant, elle a bâti leur -mémorial.
Pour le construire, il lui fallait toutefois un matériau qui soit aussi de vérité. On a reproché à Simone de Beauvoir son style froid ou monotone. Il est vrai que, en la lisant, on retrouve parfois l'impression désagréable qu'a pu laisser sa voix à l'oreille, un ton de maîtresse d'école autoritaire et guère encline aux affects ni à l'empathie. Sans doute était-ce sa façon de lutter contre la vision qu'imposait son époque aux " écrivains femmes ", cantonnées aux récits inessentiels, comme si la maîtrise et la pensée étaient phalliques. C'est d'ailleurs par une métaphore virile qu'elle exprime la nécessité d'écrire : " Il y a des jours si beaux qu'on a envie de briller comme le soleil, c'est-à-dire d'éclabousser la terre avec des mots. " Mais elle ajoute : " Il y a des heures si noires qu'il ne reste plus d'autre espoir que ce cri qu'on voudrait pousser. "
Et de fait, parmi des pages mesurées, surgissent plus souvent qu'on n'imagine des moments d'abandon, des interro-gations poignantes, non dénuées d'angoisse et de mélancolie, où le pouvoir -suprême est laissé aux mots, " le seul transcendant que je reconnaisse et qui m'émeuve ", écrit-elle. Sartre, la littérature : deux vérités absolues qui dessinent, tout compte fait, comme en creux, le portrait mémorable d'une femme -exceptionnelle.
Camille Laurens (écrivaine)
© Le Monde


18 mai 2018

" Avec le MLF, nous avons inventé de nouvelles manières d'être au monde "


Simone de Beauvoir à la " Foire aux femmes ", organisée à la Cartoucherie de Vincennes par le MLF, en 1973.
Janine Niepce/Roger-Viollet
L'historienne Marie-Jo Bonnet revient sur les luttes féministes des années 1970 dans " Mon MLF ". Elle en évoque ici les acquis, et ce qu'il reste à faire

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Vingt ans après l'acte fondateur qu'a été la parution du Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir (Gallimard, 1949), le féminisme français a vu apparaître des formes nouvelles de militantisme, qui se sont cristallisées, en  1970, dans la création du Mouvement de libération des femmes (MLF). L'historienne Marie-Jo Bonnet, qui avait 21 ans quand elle y est  entrée, raconte, dans Mon MLF, la -décennie de lutte, d'espoir et d'invention qui a suivi.


Aviez-vous lu " Le Deuxième Sexe " quand vous avez rejoint le MLF, début 1971 ?

Non, je ne l'ai lu qu'après avoir rencontré Beauvoir. Et je ne me suis pas du tout reconnue dans sa manière d'opposer masculin et féminin, actif et passif, surtout après Mai 68, où les femmes avaient été très actives. Elle finissait en disant que les femmes devaient, pour prendre leur place dans la société, s'assimiler aux -valeurs masculines. C'était le contraire de ce que nous faisions : rejeter l'intégration à la " société mâle " pour nous tourner vers nous-mêmes. Mais, en même temps, Beauvoir se plaisait avec nous. Nous étions différentes des femmes qu'elle avait connues, et elle aimait ça. Elle a toujours fait en sorte de nous donner la parole, notamment dans Les Temps modernes,en nous laissant libres, même quand elle n'était pas d'accord. Elle a compris que quelque chose d'important se jouait au MLF, qui la concernait.


Quel regard aviez-vous sur ce que sa  génération avait accompli ?

Nous ignorions tout. Nous avions vaguement entendu parler du droit de vote. Sauf qu'après Mai 68 nous étions antiparlementaires – " Elections, pièges à cons ". Nous étions ailleurs. Nous voulions transformer la société et nous transformer nous-mêmes. Le MLF était une initiation collective, impliquant un aspect spirituel et la connaissance de soi.


Cette initiation passait par la non-mixité, qui était une des originalités les plus radicales du MLF…

C'était essentiel. Nous avons expérimenté l'entre-femmes, sous tous ses aspects. Et cette communauté de femmes m'a sauvée. Elle m'a donné un élan pour toute ma vie. Avant le MLF, j'étais dans le rejet du modèle féminin et de l'hétérosexualité soumise au pouvoir masculin. Je ne me percevais pas comme une femme. Et, tout à coup, je rencontrais des hétérosexuelles aussi rebelles que moi. Je pouvais à la fois m'accepter comme femme et mettre mon énergie au service de la libération des femmes.


Vous écrivez que, pour vous, contrairement à certaines de vos camarades, la différence entre hommes et -femmes était plus importante que la  différence entre hétérosexuels et -homosexuels…

Les frontières, en matière de sexualité, sont poreuses. Moi, je désire les femmes. Mais beaucoup d'hétéros, parmi nous, sont aussi tombées amoureuses de femmes. Quand on sort des déterminismes sociaux, il y a une ouverture du désir vers un but qu'on ne connaît pas. C'est ce que nous explorions. En s'enfermant dans la question homosexuelle, on courait le risque de devenir communautaristes. C'est une tendance qui est apparue très vite, en tout cas chez les garçons des groupes homosexuels qu'on côtoyait alors. Ils sortaient de la répression sexuelle qui les empêchait de vivre. Par ailleurs, ils restaient des hommes, reconnus comme tels dans la société. Nous, homosexuelles ou hétérosexuelles, nous avions tout à conquérir. Nous avions beaucoup plus intérêt qu'eux à ce que la société change.


A-t-elle changé comme vous l'espériez ?

Ah non ! Nous vivons un retour en arrière inquiétant. Il n'y a plus de contre-pouvoir, de contre-culture. On baigne dans les religions et le néolibéralisme sauvage. C'est une normalisation générale. Je ne comprends pas ce désir de normalité, en particulier chez les homosexuels. Je trouve qu'assumer ses différences permet d'être à l'écart, de faire un pas de côté : on voit mieux les choses, on les subit moins.


C'est ce que vous disiez au début : -votre affaire à vous, ce n'était pas -l'intégration, donc l'acquisition de  droits…

La question des droits des femmes a occulté l'expérience de libération que nous avons vécue dans les années 1970. Certes le mot " droit " est plus facile à comprendre. Tout le monde peut se reconnaître dans ce combat. Mais la libération ouvre beaucoup plus de chemins. Nous avons inventé de nouvelles manières d'être au monde et en société. Quelque chose de neuf est entré dans l'histoire.


Ce chapitre est-il clos aujourd'hui ?

Non. #metoo m'a redonné de l'espoir. Tout un refoulé a émergé. On s'est rendu compte que, si l'égalité juridique était acquise, il manquait peut-être l'essentiel. Car il reste trois domaines où rien n'a bougé : le pouvoir, l'argent et le sexe –  l'accès au corps des femmes. Quand les actrices américaines ont commencé à parler, on s'est aperçu que des femmes puissantes continuent d'être traitées comme des objets sexuels. Donc la question de l'identité des femmes se pose toujours. Qui suis-je en tant que femme ? J'ai beau avoir du pouvoir, de l'argent, des droits, je reste dépendante des hommes.


Avez-vous le sentiment que vos -engagements ont été trahis ? Ou est-il dans l'ordre des choses que tout soit toujours à recommencer ?

Les deux. Chaque génération, et chacun, doit accomplir sa propre libération. Mais nous avons construit une culture. Il y a des livres, des films, des tableaux, une expérience de solidarité entre femmes qui a ouvert l'horizon… Les années 1970 sont devenues une référence. Nous avons mis des outils à la disposition des générations suivantes.
Propos recueillis parFlorent Georgesco
© Le Monde

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