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samedi 19 mai 2018

Un improbable tandem à la tête de la Malaisie


18 mai 2018

Un improbable tandem à la tête de la Malaisie

L'ex-tyran Mahathir et l'ancien opposant Anwar, libéré mercredi 16 mai, se réconcilient pour diriger le pays

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Difficile d'imaginer réconciliation politique plus spectaculaire : les deux hommes qui vont diriger la Malaisie ces prochaines années furent des complices et des amis, avant de se brouiller à mort. Finalement, après une fâcherie de vingt ans, ils vont de nouveau travailler ensemble à un moment charnière de la destinée de la Fédération malaisienne, l'un des pays les plus riches d'Asie du Sud-Est.
Ce tandem reconstitué, c'est celui, encore impensable il y a quelques mois, que vont reformer le nouveau premier ministre, Mahathir Mohamad, 92 ans, déjà cinq fois chef du gouvernement durant un règne de vingt-deux ans, entre 1981 et 2003, et Anwar Ibrahim, 70  ans, qui fut son ancien vice-premier ministre dans les années 1990. Ce dernier a été libéré de prison, mercredi 16  mai : il avait été condamné en  2015 pour sodomie, pratique sexuelle qui constitue un " crime " dans une Malaisie conservatrice, à 60 % musulmane. Anwar a toujours nié cette accusation qu'il considère avoir été fabriquée par le gouvernement précédent, défait aux élections législatives du 8  mai.
Tournant inattenduC'était la deuxième fois qu'Anwar, figure-clé de l'opposition malaisienne depuis le début du siècle, se retrouvait derrière les barreaux pour un tel " forfait ". La première, c'était en  1998, et c'est Mahathir qui, après l'avoir démis de ses fonctions, avait fait condamner son ancien poulain à six ans de prison pour corruption et sodomie… Anwar fut relâché en  2004 et commença une brillante carrière dans l'opposition.
A eux deux, Mahathir et Anwar, qui sont d'ethnie malaise (celle-ci représentant plus de la moitié de la population), incarnent une période cruciale de l'histoire politique récente de cette fédération, qui jouit de l'un des plus hauts revenus par tête de la région. La victoire de la coalition de quatre partis, le 8  mai, emmenée par un Mahathir récemment sorti de sa retraite, constitue un tournant inattendu pour la Malaisie : elle était dirigée depuis neuf ans par Najib Razak, un " kleptocrate ", selon Mahathir, qui doit sa défaite à son implication dans un scandale financier aux ramifications internationales.
Mahathir l'ancêtre est si ancien qu'il a démarré en politique durant l'occupation japonaise, lors de la seconde guerre mondiale. Médecin de formation, il va devenir, au fil des années, l'une des étoiles de l'United Malays National Organisation (UMNO, Organisation nationale unifiée malaise), parti qui a dirigé le pays depuis l'indépendance de 1957 jusqu'à son échec du 8  mai. Mahathir, qui en était resté membre après avoir pris sa retraite, avait démissionné du parti avec fracas, il y a deux ans, pour protester contre la corruption du régime de Najib Razak.
Au pouvoir, Mahathir s'était avéré brillant, charismatique, efficace, l'une des stars de l'Asie des " tigres ", ces Etats de l'Extrême-Orient en plein essor économique durant les années 1980. Au sommet, ce musulman conservateur mais hostile aux islamistes va acquérir le statut de " Bapa Pemodenan ", le " père de la modernisation ". Sous son règne, le pays se dote d'infrastructures routières, aéroportuaires, développe une économie en partie dépendante de l'exportation de pétrole et de l'exploitation du palmier à huile.
Mahathir le Malais roule aussi pour sa paroisse : il poursuit une politique en faveur de sa communauté, qui jouit des avantages d'une " discrimination positive " dont ne bénéficient pas la forte minorité chinoise (25  % des citoyens malaisiens) et la petite minorité indienne (7  %). Dans son livre, The Malay Dilemma (Asia Pacific Press, 1970, non traduit)il expliquera la nécessité d'accorder aux Malais " de souche " le soutien du gouvernement afin que ces derniers ne soient pas " dominés " par les Chinois.
Mahathir est aussi un autocrate, dont les éructations anti-occidentales et antisémites vont faire de lui un personnage à la réputation pour le moins mitigée, voire sulfureuse, aux Etats-Unis et en Europe – qui conserveront cependant de bonnes relations avec la Malaisie. Y compris la France, à laquelle la Malaisie acheta des sous-marins, en  2002, sous Mahathir, contrat qui donna lieu à un scandale de corruption encore non élucidé.
L'itinéraire d'Anwar Ibrahim est autre, même s'il va rejoindre celui de Mahathir dans les années 1990 : il va devenir successivement le ministre de la culture, des sports, de l'agriculture et de l'éducation de " Docteur M " (le surnom de Mahathir), avant d'être porté au pinacle en accédant au portefeuille du ministère des finances et au poste de vice-premier ministre.
Auparavant, Anwar avait frayé avec des partis musulmans, notamment l'Angkatan Belia Islam Malaysia (ABIM, Mouvement de la jeunesse musulmane de Malaisie), organisation qui met en garde contre l'occidentalisation du pays et prône les bienfaits de la dawa, la prédication religieuse. Mu par une dévorante ambition, Anwar ne va cependant pas tarder à rejoindre le camp des " modernisateurs " en adhérant à l'UMNO au début des années 1980. Pile au moment où Mahathir s'installe au pouvoir.
" C'est un nul ! "Mais l'entente cordiale entre les deux hommes va se détériorer en  1998, quand la Malaisie est frappée de plein fouet par la crise économique qui ébranle l'Asie du Sud-Est. " Docteur M " prescrit des remèdes à l'opposé de ceux préconisés par le Fonds monétaire international. Mais Anwar s'affiche en faveur d'une cure d'austérité. En réalité, c'est l'ambition de ce dernier, de plus en plus critique des méthodes autoritaires de son mentor, qui inquiète Mahathir. Anwar est limogé.
Il aura fallu attendre vingt ans pour que soient soldés les comptes d'un douloureux passé. Mais de quelle manière ! Les deux hommes viennent de passer un accord : Mahathir restera premier ministre durant un ou deux ans, puis Anwar le remplacera. Mais le futur proche pourrait réserver des surprises. Recevant Le Monde  dans son petit bureau tout en haut des tours jumelles de Petronas, dominant Kuala Lumpur, en  2013, Mahathir avait lancé, à propos d'Anwar : " C'est un nul ! " Comme dit le vieux proverbe malais : " Ce n'est pas parce que le fleuve est tranquille qu'il n'y a pas de crocodiles. "
Bruno Philip
© Le Monde

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